À Chamonix, les chefs de cuisine se connaissent presque tous. Mickey Bourdillat a fait partie de la brigade de l’Albert 1er, puis Pierre Maillet et Stéphane Gassot sont arrivés, aux côtés de Pierre Carrier. une équipe de choc qui a obtenu de beaux succès gastronomiques. Ces quatre-là, s’activent non seulement dans leurs cuisines mais également dans la nature qui les entoure et sur les terrains de sports. Une nature qui influence leurs modes de vie, leurs choix et les exigences de leur métier. Une pratique sportive, souvent complémentaire de leur art culinaire, mais qui, très souvent, leur permet de déconnecter. c’est un monde dans lequel ils aiment se plonger pour réciter une autre partition, celle du sportif. Pour ces travailleurs acharnés, pour qui la pression et le stress au travail sont toujours très présents, il est nécessaire d’évacuer les émotions négatives pour mieux jouer leur partition gourmande… mais quelles sont leurs motivations ? Pourquoi ont-ils choisi de pratiquer le trail, le vélo, le squash ou la haute montagne ? Quel est l’apport de ces pratiques sportives intensives dans leur travail ? Entrons dans leurs univers.
L'Outdoor, un break pour les nerfs
Avant de faire «chauffer ses plats», Mickey prend le temps de faire «chauffer les balles», et s’accorde le plus souvent possible un break sportif, dans une journée de chef de cuisine bien remplie.
Attention de ne pas trop se fier à son allure «bonhomme», pour peu qu’il ait réussi à vous convaincre de jouer une partie de squash avec lui et que vous ne soyez pas au meilleur de votre forme, Mickey Bourdillat aura tôt fait de vous ramener à la raison, en vous faisant prendre les dimensions du terrain de squash pour celles d’un terrain de football ! Mickey pratique le sport comme la cuisine : à haut niveau. Son niveau de jeu dans cette discipline particulièrement intense, il l’a acquis au fil des ans et notamment en jouant avec les hockeyeurs Chamoniards. Pour eux, cette pratique offre une grande similitude avec les phases de jeu de leur sport et des temps de glace relativement proches des temps d’échange du squash. Une activité découverte par hasard avec son ami de toujours, Stéphane Gros, l’ex-entraineur du CHC et des Pionniers.
Pour le chef du restaurant le Matafan situé dans l’hôtel Mont Blanc, c’est une façon de «tout lâcher» et de faire «baisser la pression», avant de retrouver sa brigade et ses fourneaux. Pour lui, le sport est une évidence. Avant de se découvrir une passion pour la cuisine et d’en faire son métier avec le succès que l’on sait, Mickey a tout d’abord jeté son dévolu sur le football mais sans réussir à réaliser son rêve : rentrer en centre de formation. Alors il s’est lancé dans la cuisine, sans toutefois laisser de côté le sport, pratiquant d’abord le vélo, tout aussi assidument et sans concessions. Cuisine et vélo : deux passions conjuguées pendant des années, comme quand il était dans l’équipe de l’Albert 1er à Chamonix. « Ils m’ont laissé la possibilité de courir le week-end. Mes semaines étaient très chargées, entre le travail et les compétitions, mais le sport a toujours pris une place très importante dans ma vie. à l’époque, j’emmenais le chef, Pierre Maillet… Bon, aujourd’hui, vu son niveau de pratique et la forme qu’il affiche, il vaudrait mieux pour moi qu’il ne m’emmène pas faire du vélo à son tour...»
L'Amour de la Montagne
Il y a de grandes similitudes entre la vie d’un sportif et celle d’un cuisinier, dans la préparation mentale comme dans la préparation physique. Mais pas seulement. C’est aussi une proximité avec ce territoire dont il est passionné : « Pour moi, c’est une évidence. Quand on aime la montagne, on aime les sports qui y sont pratiqués. Et puis, quand tu vis et que tu travailles à Chamonix, tu es immergé dans l’activité physique. Ici tu côtoies tous les jours des gens qui font du sport, en compétition comme en mode loisir. Ils grimpent, font du vélo, du vtt, du ski, du trail, parcourent les sentiers, traversent les glaciers... A Chamonix, tu rencontres des gens incroyables, des passionnés mais qui savent rester modestes, car la montagne ne pardonne pas. Et surtout, le contact avec cette nature et cette montagne omniprésente t’apprend l’humilité, une valeur essentielle, en sport comme en cuisine. »
Investi dans le hockey sur glace, puis au Club des sports, et désormais dans le squash, parfois un peu déçu par une certaine frilosité locale, Mickey rêve toujours... L’organisation d’un tournoi international de squash est un de ses grands projets, «parce que Chamonix doit accueillir le meilleur. C’est une marque, un nom connu dans le monde entier, porteur de valeurs et de passions, qui doit rayonner à tous les niveaux»…
Formé par le chef Pierre Carrier, patron de l’Albert 1er, Mickey a pris ensuite son envol, pour diriger le «Bistrot», pendant 11 ans. Mais cet éternel insatisfait a souhaité donner une autre direction à sa carrière et retrouver les valeurs premières de la cuisine comme il la conçoit, une cuisine généreuse faite d’échange et de partage, et la volonté de retrouver une clientèle fidèle et locale. Alors il fait renaitre le «Matafan», institution culinaire locale, au sein de l’hôtel Mont-Blanc, en plein cœur de Chamonix. En patois local, le Matafan c’est un peu « mater la faim ». Mickey souhaite y faire respecter la culture montagnarde par sa cuisine qui célèbre les traditions et donne la part belle aux produits du terroir, sans artifices. Proposer des plats simples mais raffinés, avec un mot d’ordre : tout est déjà dans l’assiette, il n’y a rien à ajouter. Mais comme il le dit haut et fort : «La cuisine montagnarde, ce n’est pas seulement la fondue ou la tartiflette, même si les clins d’œil à la gastronomie locale sont présents dans l’assiette. Et puis la cuisine, c’est avant tout un partage. C’est pour cela que j’ai souhaité revenir à ces valeurs, en quittant le Bistrot et en venant reprendre ce restaurant mythique. Bien manger et se faire plaisir ne doit pas être une question de finances ou de statut social...» Pour cela, il n’a pas hésité à rendre son étoile aux critiques du guide Michelin, qui en sont restés médusés.
Un retour aux sources pour le plus grand plaisir des Chamoniards et des autres. Aujourd’hui c’est avec un bonheur non dissimulé qu’il passe des salles de squash aux fourneaux, ravi de régaler ses nombreux amis, ses fidèles parmi les fidèles et tous ceux qui ont eu la bonne idée de passer la porte de son restaurant pour… mater leur faim de gourmets.
Pour Pierre Carrier, « la montagne et le sport, sont dans mon ADN, J’ai toujours été un passionné de montagne. D’ailleurs, avec mon frère (qui dirige aujourd’hui l’hôtel Bois Prin/N.D.L.R.), nous voulions être guides de haute montagne. La vie en a décidé autrement et quand notre père nous a réunis pour nous annoncer qu’il allait vendre l’hôtel et qu’il fallait nous décider sur nos choix de carrière, nous avons, après mûres réflexions, abandonné l’idée d’être guides. Mais pas nos rêves de montagnes…» Une montagne toujours présente, qu’il fera découvrir à ses enfants, par des escalades dans les calanques, des randonnées, de la haute montagne. Mais Pierre ne se limite pas à grimper. Lui aussi a succombé, il y a quelques années, à la fièvre du trail. «Je me suis mis à courir, d’abord dans le but de m’entraîner pour l’alpinisme, puis j’y ai pris goût. Et je me suis inscrit à différentes courses. C’est une sorte de challenge personnel mais avant tout, une recherche de plaisir».
Pierre Maillet a toujours pratiqué le sport. En famille, avec son père pour des sorties en vélo qui lui ont donné l’envie de l’effort de longue durée. Puis la découverte de la haute montagne avec Pierre Carrier, le ski de pente raide, l’alpinisme… Avant de se mettre lui aussi à courir puis de revenir à sa première passion - le vélo - pour cause de blessure au genou. «J’aime ça… Depuis l’enfance, le sport est présent dans ma vie. J’aime l’effort d’endurance, c’est quelque chose qui me convient bien. J’ai participé à des compétitions cyclos comme le Tour du Mont-Blanc, la Haute-Route des Pyrénées, et la très exigeante « Marmotte», en Oisans. J’ai toujours eu le goût de l’effort, dans le sport comme dans mon métier».
Stéphane Gassot a découvert la montagne, la randonnée puis le trail. C’est très vite devenu une véritable passion. Et il s’est donné un challenge, celui de franchir un jour la ligne d’arrivée d’une des courses de l’UTMB. Des émotions qu’il avait vécues en spectateur avec ses parents, à qui il a fait la promesse un jour, pour eux, de réaliser cette course mythique. C’est avec une émotion non dissimulée qu’il parle de ses instants. « Une ambiance incroyable, même pour les derniers, cette communion avec le public qui n’est pas seulement là pour les meilleurs et les vainqueurs mais qui encourage aussi ceux qui ne viennent pas pour gagner ». Alors lui aussi il court. CCC, Trail des Aiguilles Rouges, Marathon du Mont-Blanc, TDS… Et prend un plaisir intense à passer des moments uniques dans la nature, à courir les bois et à goûter à la solitude. «Un lever de soleil, le jour qui pointe, la plénitude de la forêt, la rencontre avec les animaux, la lumière… Et puis la course, le partage de l’effort avec les autres concurrents et cette volonté de venir franchir «l’arche», de «passer cette porte» de ressentir cette émotion intense…» Leur métier impose des défis quotidiens, un stress constant, la nécessité de prendre des décisions dans des moments difficiles, et une pression permanente. Alors le sport devient, au-delà du plaisir, comme une évidence qui permet de relâcher la soupape et de se régénérer. Pour Stéphane Gassot, le trail est l’occasion d’en apprendre beaucoup sur soi-même, de se connaître et de mieux gérer ses émotions dans la difficulté : «En cuisine, tu es parfois confronté à des situations compliquées. En tant que chef, tu dois prendre la bonne décision et continuer à avancer. Dans la course, c’est pareil. Tu es souvent seul face à toi-même et à la difficulté, tout prêt de renoncer. Et il faut là aussi trouver les ressources pour aller plus loin».
Pierre Maillet retire de ses longues séances de route, un apaisement évident et une dynamique très positive: «Au retour d’une grosse sortie ou d’une compétition, je me sens plus calme, et cette dynamique positive me permet de retourner en cuisine dans les meilleures dispositions. Je me sens heureux d’aller au travail. D’ailleurs, ma femme ne s’y trompe pas. Quand elle me sent un peu trop tendu et que ça «bouillonne», elle n’hésite pas à «m’inviter» à aller faire du vélo…» Et faire du vélo, pour le chef de l’Albert 1er, ne s’apparente jamais à une balade de santé. «J’ai un besoin constant d’endorphine, j’aime avoir les «cuisses qui piquent». C’est mon état d’esprit, j’aime l’effort intense, dans le travail comme dans le sport».
Pierre Carrier : « Pour moi, plus que la nécessité d’évacuer la pression, c’est une forme d’exutoire. Mais le résultat est le même. Au retour d’une course en montagne, d’un entraînement ou d’un trail, on est vidé de toute négativité. Je suis aussi à la recherche d’une certaine forme de pureté et de vérité, que l’on perd facilement avec la «vie d’en bas». La montagne ramène à l’essentiel, un plaisir simple. C’est d’ailleurs ce que j’ai toujours recherché en cuisine : la simplicité. Le bonheur d’assister à un coucher de soleil et de partager cette émotion avec un compagnon de cordée, ou celui de partager le plaisir de déguster une bonne blanquette de veau ou un pot-aufeu… Qui n’est autre que l’esprit de la Maison Carrier». Un peu à la manière de Samivel qui, dans une de ses aquarelles, montrait un alpiniste seul au sommet de sa montagne en train de regarder un superbe coucher de soleil et qui pensait en lui-même : « Ce serait beaucoup plus beau si je pouvais le dire à quelqu’un…»
Cette notion de partage est toujours très présente, et même si certaines de leurs activités sportives se pratiquent de manière individuelle, il y a toujours de la place pour un moment à partager, avec les autres concurrents, avec son compagnon, ou avec le public.
Stéphane Gassot raconte toute l’émotion d’une arrivée de trail et cette relation soudaine avec le public. «Une émotion intense après un effort solitaire et toutes les difficultés de la course, et d’un seul coup, c’est une forme de communion absolue, une sorte de cadeau ultime qui récompense les heures d’effort». Le rythme de travail de ces chefs cuisiniers ne leur laisse pas beaucoup de temps pour les loisirs. Or dans leurs sports respectifs, c’est avec de la régularité que l’on arrive à un bon niveau de pratique. Alors chaque semaine, chacun se ménage des heures pour partir courir marcher ou pédaler. Stéphane Gassot part courir trois fois par semaine, la plupart du temps seul, par choix, pour «me retrouver face à moi-même, pour la tranquillité, et parce que chacun à un rythme différent». Une sortie de quatre heures et deux sorties plus courtes d’environ une heure trente, c’est son rythme d’entrainement. Son parcours préféré : la montée vers le Montenvers, dans la forêt, et cette magnifique traversée sous les aiguilles, par le grand balcon nord. Et côté course, le Marathon du Mont-Blanc et son itinéraire spectaculaire lui laisse les plus beaux souvenirs.
Pierre Maillet roule environ 7000 km par saison, de mars à octobre, à la fréquence de deux ou trois après-midi par semaine, plus une longue sortie de 120 à 150 km. « Rouler en montagne, c’est un vrai plaisir, pas seulement un entraînement. Les cols, les paysages, les villages traversés, le vélo c’est ça. Mon plus beau souvenir, c’est certainement cette longue montée vers le Galibier, dans une lumière incroyable, avec mon frère… La neige au sommet, le regard qui porte si loin, au-delà des crêtes, je me souviens d’en avoir pleuré devant tant de beauté… »
Pierre Carrier n’est plus aux fourneaux et peut désormais, depuis 2006, se consacrer un peu plus à ses passions montagnardes. Deux ou trois fois par semaine, il part courir «ou faire du trail, comme on dit maintenant… Si je ne suis pas bien dans mon corps alors je ne suis pas bien dans ma tête. J’ai besoin de l’effort mais surtout besoin de me retrouver dans cette montagne». Ski de fond, course à pied pour s’entraîner mais aussi les challenges: Trail des Aiguilles Rouges, OCC, Marathon du Mont-Blanc, Trail du Verdon… Mais sa vraie passion reste la haute montagne et c’est avec son guide préféré, Christophe Profit, avec qui la complicité est totale, et avec qui il réalise ses plus belles courses et pas des moindres, comme l’intégrale de Peuterey, le pilier du Freney, la face nord du Cervin ou encore la face nord de l’Eiger. Des courses mythiques, rêves de tout alpiniste passionné, et des longueurs en tête de cordée. Des anecdotes, des souvenirs, Pierre en a des tonnes et parmi elles, ces moments intenses passés dans ces grandes faces alpines. «L’Eiger, bien sûr, un moment incroyable, dans cette face chargée d’histoire, dans cette immensité où l’on se sent infiniment petit. Et ces trois jours passés avec Christophe dans la face nord des Droites, dans le couloir Lagarde, avec 60 cm de neige fraîche, ces trois jours d’efforts intenses et ce retour dans la vallée à minuit… Des souvenirs grandioses».
En montagne comme en cuisine, il faut savoir partager, s’engager, et prendre la tête de la cordée, et comme le dit si bien Pierre Carrier« très souvent, il faut sortir par le haut !»
article à retrouver sur Pulsations Magazine #22 (Club des Sports de Chamonix)